III

Le cosmos est mon campement

 

 

 

) J’adorais, qu’y puis-je ? J’adorais cette vaste étendue de ruines d’après la vague – ces villages ouverts à vau vent désormais, ces forteresses en vrac, dérisoires, comme vieillies dans la nuit, avec leurs pierres bradées sur un tapis de sable, autant de bijoux, épars à ramasser. J’adorais cette sensation d’homme debout, de lame de chair, encore droite sur ce monde horizontalisé, devant ce champ de bataille sans riposte ni ennemi, où rien n’avait été vaincu mais tout lavé à grande eau de bourrasques, tout renouvelé et redonné à nos pas, à notre simple trace. Ce rêve têtu, de la plus haute crétinerie, cette chimère d’atteindre un beau jour le bout de la Terre, tout là-haut, l’Extrême-Amont, à boire le vent à sa source – la fin de notre quête, le début de quoi ? J’adorais. Peut-être ressentions-nous le miracle de vivre sous une lueur moins diffuse soudain, plus précise et liquide, un matin comme celui-ci ? Le ciel était d’une transparence à crier et la plaine, fumante encore, scintillait de vapeurs dissipées, de poudre fraîche où enfoncer ses pas était comme inventer le sol à mesure de son contre. Golgoth n’avait donné aucune consigne : libre trace, à chacun son rythme et son trajet, au plaisir des trouvailles d’après furie, à qui buterait sur une bouteille pleine, une hélice intacte, un lièvre variable ou un serval à faire cuire à la broche pour le camp de ce soir.

Le vent s’était réveillé sous sa première forme – une zéfirine –, la plus propice et la plus douce des gifles de prime aurore et nous n’avions pas cherché à traîner nos estafilades au milieu du port par un temps pareil. Mes cicatrices tiraient à chaque mouvement de hanches, mais je n’y pensais même pas, je humais l’espace rouge, je signais de la plante du pied, heureux comme un prince nomade foulant un pays de promesses, respirant chaque bouffée d’air avec une frissonnante ampleur, pleinement, puisque j’en avais encore la chance, la chance prolongée – et poignante.

— Arval, tu y vas ? Il y a peut-être de l’eau, ou des gens à aider ?

— Toi y aller ! Dernier village m’a pris pour un pillard fréole !

— Tu n’es même pas armé ! Et tu n’as pas d’aéroglisseur ni de char, rien, tu es à pied, ils sont demeurés !

 

¬ Le village, enfin le tas de dunes, est à trois cents mètres sur la droite. Les puisards sont les seuls survivants que nous ayons croisés depuis ce matin et ils étaient à ce point hébétés qu’ils n’ont compris ni qui nous étions, ni ce que nous demandions : un peu d’eau non souillée, une chaise où s’asseoir, un pan de mur encore droit où adosser nos plaies. Il faut les comprendre. Les dégâts sont immenses : maisons détruites jusqu’aux meubles, vélichars, éoliennes… Parfois, tout a été embarqué. Quelques enfants aussi, les rares bêtes. Les récoltes noyées de sable. Des mois à pelleter, à dégager, à reconstruire sous les rafales en espérant finir avant le prochain massacre, dans deux ou trois ans, et finir mieux, moins ébranlable ! À attendre qu’un banc de méduses veuille bien s’empiéger dans les hauts filets ou se faire percer le bulbe à coups de cerf-volant. Car sans la glu des méduses, pas d’enduit mural qui tienne ; et sans enduit, pas de miracle : le calcaire s’érode en trois mois, les fissures se creusent sous les joints… Il est marrant, Arval :

— Qui c’est l’éclaireur ? Toi ou moi ? Si tu veux, je te passe mon marteau et je te bombarde géomaître ! Je n’ai aucune envie de finir avec un boo sous la gorge.

— Moi non plus !

— Alors on laisse voler. De toute façon, regarde-moi ce merdier : y a plus une verticale ! Encore une saloperie de hameau en pisé ! À croire qu’ils n’y comprennent rien ces branleurs d’abrités ! Tempête après tempête, ils remontent péniblement les mêmes crottes de terre. Pas foutu d’aller équarrir quelques blocs de calcaire et de te caler ça…

— Sont menés par le bout du vent !

— Il y a une forme de logique là-dedans, tu sais. Ce qui ne méritait pas de rester droit s’est fait coucher. On ne sait pas au juste à quoi ça tient. Parfois, à même niveau et même hauteur, pour deux maisons en goutte d’eau, bien profilées, l’une survit, l’autre s’éparpille. Comme s’il y avait un secret, une complicité avec la terre que l’une avait quand l’autre…

— L’autre, on sait après que terre la tolérait, simplement.

 

π Sous ce soleil, les hameaux se lisaient de loin sur l’horizon. Des buttes sombres sur une plage de cuivre. La tempête avait bouché nombre de dolines et aplati les dunes. Nous ne pouvions être devant choix plus clair : y aller dans chaque hameau, pour prêter main forte, dégager des corps, sauver peut-être une vie. Ou bien passer son chemin. Ceux de la horde qui me précédaient en bande dispersée avaient fait leur choix : ils passaient leur chemin. Qu’est-ce qui s’imposait ? Passer son chemin, oui. Mais aux autres.

 

‹› La vieille femme chiffonnée pleurait les yeux ouverts. D’autres enfants sortaient du puits, ils étaient couverts d’une cendre volatile, une poussière de fissure. Ils se tapaient les manches et les cuisses, se secouaient les cheveux. Lentement, ils prenaient conscience des choses, ils se demandaient… C’était moi qui avais entendu les coups tapés contre le couvercle de la trappe. Et Alme qui avait trouvé le puits, recouvert d’une langue de sable grossie de pierres, bloqué. Sous la place, n’est-ce pas, comme souvent dans les hameaux esseulés : tous les minots du village, une vingtaine, et leur mère et leur grand-mère. À huit mètres sous terre, dans un trou simple. Par manque d’espace, les hommes étaient restés blottis dans leurs burons, à la surface. Aucun d’eux ne pouvait témoigner de ce qui s’était passé. Le village était disséminé sur trois kilomètres en aval, une comète de débris. Sans notre passage, qui aurait dégagé la trappe ? Il valait mieux ne pas y songer, la trappe s’était ouverte et ils étaient vivants, au moins ceux-là.

La vieille femme refusait de fermer les yeux. Sur ses joues plâtrées, les larmes s’étaient ménagé un sillon, elles creusaient maintenant toute le même, inexorablement. Elle nous avait remerciés, en nous tenant les mains, si longtemps, si longtemps, puis elle s’était assise sur la margelle d’une fontaine emplie à ras bord de sable. Alme parlait aux femmes qui émergeaient veuves, parlait aux mômes qui ne couraient pas vers leur maison la gorge fendue – « Papa ! », invariablement, cri, cri, cri… Papa !

Elle consolait, elle prononçait je ne sais quels mots imaginables, avancés à la façon de marches, d’un escalier abrupt qu’elle procurait entre maintenant et l’atroce, tout en bas. Cet à-pic. Elle ne parlait pas pour dire, elle hurlait juste doucement face au silence ; face à cette manière qu’avait la mort de vouloir prendre, une fois pour toutes, la parole. J’étais incapable de cela, je n’avais pas été formée à soigner depuis l’âge de sept ans, je n’étais qu’une petite cueilleuse, et une sourcière, quand je trouvais l’eau, parfois. Je ne possédais rien de son expérience de la détresse, encore moins le courage et l’à-propos. Je n’avais que mes petits bras pour accueillir. Et pour serrer.

— Bon, troubadour, je récapitule : il y a trois signes pour noter le ralentissement du vent. La virgule pour la décélération simple, le point-virgule pour la décélération avec turbulence et le point pour l’arrêt, vent nul. D’accord ?

— Dis ça à Coriolis, je connais mes bases !

— D’accord. Coriolis, comment tu notes la salve et les rafales ?

— Ce que vous appelez la salve, c’est une rafale douce, une petite accélération, c’est ça ?

— Évidemment.

— Et bien, la salve se note avec une apostrophe et la rafale avec un guillemet, c’est-à-dire deux apostrophes, en fait.

— Si tu veux. Et la rafale lourde, la rafale chargée de sable ou de terre ?

— Accent circonflexe.

— Elle retient bien la petite !

— Mieux que toi, troubadour, ça fait dix fois que je te montre comment dessiner un furvent et tu te trompes encore entre le tourbillon, la trombe et le vortex !

— Nullement, maître ! Le tourbillon, c’est °, la trombe o et le vortex O !

— Et la contrevague ?

— Point d’interrogation !

— Tu vois, elle répond plus vite que toi ! Bon, je termine les explications et après je vous propose une transposition, d’accord ?

 

) Coriolis est manifestement ravie. Avant que la horde ne traverse son village, il y a huit mois maintenant, elle menait une existence lavasse entre ses rêves de jeune fille et son travail routinier d’orpailleuse. Elle était poseuse de filets sur les plaines, dans un pays où le filtrage d’un jour de vent ne suffit pas à remplir deux bols de graines. Hier, elle a survécu à son premier furvent et connu son premier chrone ; aujourd’hui elle découvre le statut de scribe, la notation du flux et peut-être aussi son premier amour avec ce chenapan de Caracole, dont chaque blague la décale, la soulève et la transporte. Trop facilement. Nous ne savons plus où sont les autres – devant ou derrière ? – juste que faire halte ici en pleine journée, sur ce bout de prairie, cet îlot subit, sans doute jailli hier d’un chrone, est un luxe de vagabond.

Hors du groupe, Coriolis se lâche : elle ose poser ces questions, élémentaires pour nous, qu’elle aurait honte de soulever devant Golgoth et les autres. Alors j’étale mon savoir – sans déplaisir…

 

π Le toit en coupole s’est écroulé, mais les murs sont intacts. C’est une maison bourgeoise d’honnête facture : l’architecte a dessiné une belle goutte d’eau, avec des courbes fluides et sans cassures. Les deux petits dômes en amont de la coupole centrale y ajoutaient un air de petit palais. L’impression est plus nostalgique aujourd’hui.

— Il était dans le dôme sud quand la vague a frappé… S’il est vivant, c’est là que…

— Pourquoi n’y êtes-vous pas allée ?

Ce qui pourrait être sa femme ou sa maîtresse me dévisage. Elle ne répond point d’abord. Elle contemple la rue autour d’elle. Des racleurs armés de pelles se lancent des ordres en fouillant des gravats, du bout du manche. Ils vont chez les voisins, d’autres notables. Sur quoi prospérait ce village ? Il semble riche.

— Je ne veux pas le voir mort.

— Accompagnez-moi jusqu’à l’entrée du salon. Après, je me débrouillerai. Il n’y a plus de portail à hélice à pousser, ni de double-porte à ouvrir. Le furvent a allégé l’étiquette. Sans manières, nous pénétrons dans le salon. L’irruption du désastre, dans cette pièce magnifique en forme de bulbe, construite sans un angle, serre le cœur. Le haut plafond bée sur le ciel. La coupole s’est écrasée sur les meubles marquetés, les fauteuils en cuir profilés, le tapis ovale. Des lauzes ont tordu l’orgue éolien dont les tubes devaient saillir à travers le dôme. Avec tact, la femme anticipe mes questions :

— C’est tout le système de distribution éolien qui a été détruit. La cuisinière à friction, la cheminée à air pulsé, le moulin à vapeur de la salle de bains. Jusqu’à la table à coussin d’air, où l’on joue au palet.

— Où se trouve la pièce ?

— Au fond de ce couloir. Je vous attends ici. La gouvernante a laissé une pelle devant la porte.

Subitement, j’éprouve un sentiment de malaise. La gouvernante ? Je me sens totalement déplacé ici, voyeur peut-être. Piégé ? Qu’est-ce que je suis venu faire dans ce village, dès le début ? Qu’est-ce que j’ai voulu me prouver ? La noblesse, n’est-ce pas, toujours elle. Être noble, aider. Le Prince, mais charmant. Au sein de la horde, qui pourrait comprendre ce que je fais là ? Sov ? Sov comprendrait. Un Della Rocca qui prend la pelle, qui ne se contente plus, comme ses ancêtres, des lettres de sa noblesse. Qui veut mériter le prestige qu’on lui accorde de fait.

Les facilités de mon statut, je les ai toujours tenues à distance. Pour me fondre, devenir un hordier comme un autre ? Plutôt pour en revenir à l’esprit de la noblesse que ma lignée indique et qu’elle avait fini par négliger, au bénéfice de l’apparat et du jeu des signes. L’atteindre et l’incarner. Sans éclat, au quotidien. Sobrement. J’empoigne la pelle et j’ouvre la porte. Le dôme sud devait ressembler au salon, en plus cossu et en plus intime. Il est maintenant éventré et enseveli sous le sable. Je crie. J’appelle. Je crie à nouveau. Avec précaution, j’insinue ma pelle, au hasard, dans les mottes et les tas. Mes chaussures se remplissent de sable. Je me cale, afin de commencer à creuser.

Je ne sais plus ce que je fais là en réalité.

 

) Je récapitule :

— Fondamentalement, le vent c’est : 1, une vitesse ; 2, un coefficient de variation – accélération ou décélération ; et 3, une variable de fluctuation, ou turbulence. La notation peut aussi comporter des indications de matière, vent chargé, grain ou pluie, de forme pour les tourbillons ou les contrevagues, et enfin d’effet – par exemple l’effet Lascini qu’on note avec des tirets. Il existe en tout vingt et un signes de ponctuation, tous empruntés à l’écriture courante et qui suffisent à décrire exhaustivement le vent.

— Qui a inventé ce système ?

— Le scribe de la 8e Horde, Focc Noniag. Il n’a quasiment pas bougé depuis.

— On utilise ce système pourri depuis cinq siècles ?!

— Oui. Mais admirez l’économie de moyens : la vitesse n’est jamais notée en tant que telle ; on ne marque que les variations autour de cette vitesse, à partir du vent dominant qui est indiqué en début de ligne, à la façon d’une clef musicale. La zéfirine se note a, le slamino ã, la stèche à, le choon â, le blizzard ä et le furvent å…

— Ça, ce sont les six premières formes du vent. Et les trois dernières ?

— On ne les connaît pas, trompuchon !

— Je sais bien, Maestro, mais on aurait déjà pu prévoir les symboles !

— Bon, à propos des fluctuations, je fais un petit rappel pour Coriolis. Le mot « bourrasque » a un sens très précis chez les scribes. Il désigne le caractère saccadé, intermittent, erratique du vent en rafale. Lorsque la fluctuation est plus discrète, moins hachée, que le flux oscille doucement, on parle alors de « turbule ». La turbule se note avec un petit point élevé, comme sur le i et le j, comme ça : « ˙ ». Ou par un tréma : « ¨ » quand elle est très animée. La bourrasque se note avec un accent grave : « ` ». Compris ?

— Oui !

— Enfin, un mot sur le blaast qui est cette rafale sauvage, proche de l’explosion, qu’on a subi plusieurs fois hier…

— Dans la plaine, quand Golgoth nous a fait relever ?

— Oui… Il se note : « ! ».

— Le grain, c’est bien deux points : « : » ?

— Fais ta fayote, princesse !

— Je mémorise, c’est tout.

Elle sourit à nouveau. Sa beauté est contagieuse, elle coule comme une liqueur, me rend légèrement ivre. Coriolis… Je comprends Larco, qui brûle. Cette fille fait, par moments, furieusement envie. Quoiqu’il y ait pire que ses yeux, Larco, qui varient, comme tu dis, « du bleu nuit au bleu pluie », selon la lumière : il y a sa bouche. Caracole l’enlace par la taille, l’embrasse dans le cou en lui chapardant sa plume, elle se laisse faire, elle proteste, elle frémit. L’enfoiré.

 

π Ça dura un quart d’heure. Moins ? J’avais fini par trouver une planche carrée sur laquelle mes appuis étaient bons et j’avais creusé circulairement, vite, autour de moi. En vain.

Du sable dégoulinait régulièrement par l’embrasure du toit. Il tombait en fin rideau, jaune et rouge. Je m’accroupis sur ma planche, fis un pas de côté et… Je crus entendre un filet de gorge. Un souffle, très près. Je dégageai la planche du sable et je la calai un mètre plus loin pour m’assurer une nouvelle plate-forme. À l’endroit exact où je venais de la retirer, je vis alors dépasser du bleu, profond, mêlé de sable. Un tissu. Une chemise. Je grattai avec les mains… Un torse. Il était froid, tiède. Tiède. Ma main plongea, sans réfléchir, sous la chemise, pour tâter. Soubresaut. Je me mis à creuser à doigts nus, tout autour de ce torse, frénétiquement, dégager la tête, le sortir. Je le sortis. Il avait les yeux grands ouverts, j’aurais juré qu’il allait parler. Quelqu’un le secoua, le secoua sous mes yeux, encore, encore. C’était moi. Je glapissais sans même m’en rendre compte. Il était froid. Mon regard se reporta sur la planche. Elle était carrée. Plaquée par moi sur sa poitrine. J’avais marché dessus. Je lui avais marché dessus. Je l’avais étouffé.

— Vous l’avez… Une femme se tenait sur le seuil de la pièce et elle me regardait. La panique. Elle regardait la planche, elle regardait le corps de son mari, de son amant, elle me regardait.

— Vous l’avez…

— Oui…

— Trouvé.

— Oui.

— Partez maintenant.

 

) Quitte à commencer par la base, j’avais choisi de leur faire transposer la zéfirine. Souvenirs. À l’âge de huit ans, l’hordonnateur qui formait les apprentis scribes nous avait demandé, exceptionnellement, de sortir de la Salle Trouée pour monter jusqu’au toit de la tour. Là-haut, à quarante mètres au-dessus d’Aberlaas, il nous avait disposés, un à un, sur le rebord, les jambes dans le vide, avec une plaque d’argile en main et un stylet. « Fermez les yeux et transposez le vent qui souffle sur vous. Celui qui ne marquera pas les turbules, je le pousse. » Il n’ajouta pas une syllabe de plus. Les hordonnateurs n’ajoutaient rien, de façon générale. C’étaient de sombres, de crayeux pantins. Je me souviendrai toute ma vie de cette dictée directe. La première phrase du vent était :

 

 

Salve, décéléré, stase. Salve & turbule, décéléré, salve, stase.

L’enfant qui se trouvait à ma droite était mon meilleur ami, il s’appelait Antón Bergkamp. Il était le fils du scribe de la 33e, Fitz Bergkamp, et aux yeux de tous, à l’aune de son talent, son successeur évident. Lorsque j’ouvris les yeux, je grelottais face au vide et je me détournai vite pour jeter un regard sur la tablette d’Antón. Il venait de corriger la turbule, en milieu de phrase, pour un accent grave : bourrasque. Bourrasque ?!

La notation du vent, qui est en son essence différentielle, n’a rien d’une science exacte, tout le monde le sait. La perception du temps entre les salves, l’ampleur accordée à une turbulence, la distinction entre un décéléré bref avec reprise de salve et une simple turbule, est fine, parfois indécidable. On n’enseigne pas l’exactitude aux scribes comme on le fait aux géomaîtres. On nous apprend une précision éminemment plus dérangeante : l’architecture des écarts – ce sens, si poussé chez les meilleurs, de la syntaxe, qui est pur art rythmique des inflexions et des ruptures. Écrire ensuite, avec des mots, en découle benoîtement, si bien que les cours de récit, l’apprentissage à proprement parler de la narration d’un événement, ne sont dispensés qu’un an plus tard et seulement à ceux qui ont su capter, en son tissage cadencé, le phrasé du vent.

Antón Bergkamp rendit, comme nous sept, son rectangle d’argile à l’hordonnateur. La figure de craie du maître se brisa en même temps, dans ses mains, que la tablette. L’erreur d’Antón, manifeste, ne lui fut pas excusée par l’effet du stress ou la peur de tomber, qui lui avait fait hypertrophier une turbule en bourrasque. Non, pour l’hordonnateur, c’était l’architecture même de la phrase zéfirine, sa tonalité mineure et alentie, ses modulations sans ampleur et sans force, qui rendaient inimaginables une bourrasque en cœur de phrase. Un tel barouf. Il ne s’agissait pas d’une erreur quantitative, c’était infiniment pire : une méconnaissance qualitative des rapports, une faute de goût.

Il y eut une deuxième dictée, juste après, dans les mêmes conditions. Antón Bergkamp n’y participa pas. Il avait glissé accidentellement de la tour.

Je n’ai jamais pu oublier ma lâcheté. Le bras que je n’ai pas tendu vers lui lorsque j’ai senti « l’accident » approcher. Le bras, le lien qui l’aurait retenu. Je ne suis pas devenu scribe parce que j’étais le meilleur, loin de là. Je n’étais pas brillant : j’étais obstiné. Je le suis devenu pour comprendre pourquoi je n’avais pas eu le courage d’être solidaire. Afin qu’un petit bout de lui, au moins, soit sauvé à travers moi et accède à la charge qu’il méritait. Aujourd’hui encore, je ne peux pas noter une bourrasque, tracer l’accent grave, sans un pincement, une légère ombre portée. Antón Bergkamp. Sache que si Vent me prête vie et que j’atteins un jour l’Extrême-Amont, j’ai réservé pour toi l’un de mes trois vœux. Ce sera ma façon à moi de payer. Enfin. Aucun Fréole n’a été foutu de me dire si ton père, qui marche des années en amont devant nous, est encore vivant – et surtout s’il sait pour son fils.

Cet individualiste qu’ils ont voulu faire, très tôt, de moi… Je le tuerai, à la longue. La machine à écrire la légende. Celle qui leur servira à faire rêver la plèbe, encore et encore, à travers nos « exploits ». S’ils savaient, à Aberlaas, Extrême-Aval, dans cet amas de tours et de beffrois, de burons grisâtres où toute la poussière crasseuse du monde échoue, les millions d’habitants, s’ils comprenaient vraiment nos vies ! Des années de routine, de contre monotone, pour quelques éclats, deux prouesses, un furvent et finir où ? À crever de soif en plein rien parce qu’Aoi, trois soirs de suite, n’aura pas su trouver une source ?

— Tu rêvasses, poète ? J’ai terminé ma transposition.

— Moi aussi ! Mais c’est trop dur ! Je n’arrive pas à tout noter !

La transposition de Coriolis est celle d’une débutante. Elle confond intensité et turbulence, note un décéléré pour un accéléré, qualifie de rafale une salve, se laisse embarquer par le jeu court des modulations au lieu de transcrire la période du mouvement. Et évidemment, elle sature ses lignes de signes sans distinguer le thème principal des ornementations. Il faudrait d’abord qu’elle apprenne les grands thèmes, justement. Je prends la tablette de Caracole…

— Tu te fous de ma gueule ?

— C’est ma transposition.

— « L’eau coule, en boucle calme. Plus ronde que l’air, une larme s’enroule. » T’appelles ça une transposition ?

— Certes !

— Où sont les virgules, les apostrophes, les salves ?

— Dans la phrase. Lis.

 

 Le sérieux subit de Caracole, boum ! Et Sov qui reste là, à ne pas savoir si… Sa tête rase se balade, un sourire fleurit. Ses yeux clairs passent de la tablette à Caracole. Ils pétillent.

— Il faut retirer les lettres, c’est ça ? Ne lire que la ponctuation et les accents, et les points sur les i, hein ? Comme ça : « L’eau coule, en boucle calme. Plus ronde que l’air, une larme s’enroule. »

Caracole le laisse vérifier. Sov hoche la tête, admiratif. Je n’ai pas tout compris mais ils ont l’air de s’amuser !

— En plus, et c’est juste. C’est parfait. À part les durées qui sont loufoques, mais tu n’as jamais su les mesurer…

— Tu ne trouves pas que c’est plus mignon ? Avec un peu de recherche, on pourrait tout à la fois décrire le souffle, par les signes, et l’ambiance, grâce aux mots. Ou raconter une histoire…

— Carac ! Tu sais pourquoi a été inventé ce système ? Pour simplifier la notation, pas pour la compliquer ! Décrire le vent avec des phrases, l’« ambiance », c’est ce qu’on faisait avant ! Jusqu’à la 8e Horde et même après, avant que la transposition ne se généralise, pour l’efficacité. Ce n’est pas un jeu !

— Pourquoi pas ?

 

) Coriolis est encore aux anges. Elle ne boit pas : elle avale ses paroles, la bouche entrouverte et rouge à croquer.

— Pourquoi pas, Sov ? Plutôt que de noter, gnagnagna, avec tes bouts de traits, tes petites virgules, pourquoi tu n’en profites pas, par-dessus, en même temps, pour faire des phrases qui contiennent la ponctuation dont tu as besoin. Ce serait prodigieux ! Comme un cryptage !

— Tu me crois plus vif que le vent, c’est touchant… Trouver ces mots qui conviennent, avec les bonnes lettres, il faudrait un temps fou ! Rien que les i et les j, ça rajoute des turbules partout…

— Ça n’en rajoute pas : elles sont partout. Sauf qu’aucun d’entre vous ne les sent…

— Je les sens mais à quoi bon les noter ? Ce sont des broutilles…

— Ces broutilles, mignon, sont la vie discrète du vent, son âme leste… Kar, qu’importe ami, souris-moi et me porte !

 

Ω Quoi foutent derrière ? J’avance à l’allure d’un tas de pus, le vrai traîne-plaie et personne n’a été foutu de me prendre le sillage ! Entre ceux qui se croient à la foire, à ramasser chaque merde qui traîne pour la fourrer dans leur sac, les branleurs qui profitent du soleil, ceux qui croient qu’on les demande dans chaque trou du cul en pisé et ceux qui veulent sauver le monde avec leurs deux mains gauches et une banane en travers du visage, y a de quoi ouvrir un zoo ! Une horde, ce troupeau de lopes ? Que fout Pietro ? Il donne dans le social, à serrer des pognes aux vieilles, à faire dans le princier ? Et Sov ? Il gribouille son grimoire pour le jour où on y passera vraiment, qu’en aval ils aient de quoi égayer la marmaille, la 35e qu’ils nous préparent… Une horde encore plus râblée, hein ? Plus rapide que nous ? Je me marre. Hé, les mômes ! La blondinerie de l’aval ! Écoutez-moi, oyez, ouvrez vos cubes de cervelle ! Vous irez jamais loin. Parce que vous n’aurez pas un vrai traceur devant. Puisque j’ai pas voulu leur donner de gosse, aux bourreaux. Pas voulu d’un dixième Golgoth balancé à cinq ans dans un navire fréole et expédié (un paquet de chair, pareil) en Extrême-Aval jusqu’à Aberlaas. J’ai pas voulu d’un môme qu’ils vont tabasser, cogner au-delà des larmes, là où tu peux plus appeler, où tu plantes tes crocs dans la pierre des murs. Le sang haineux. Dressé à tenir debout dans la Salle Trouée, avec les hélices devant toi, quatre fois ta taille, le quartz, qu’ils te versent exprès du plafond, pour que ça te lacère la peau des joues, que « t’apprennes ». Les suicides, tout autour de toi, par séries, et les meurtres, ceux que tu devines. Ceux que tu vois. Ceux que t’assumes. Ça vous calme, les aspirants, ça, hein ? Vous le savez déjà ? C’est bonnard ! Reste un détail, une bouse collante sous vos semelles, un truc pénible : il n’y aura pas de horde après nous. Ouais ! Rasseyez-vous ! Ouais ! On est les derniers ! La horde du Jusqu’au Bout. Les finisseurs. Celle que toute cette putain de terre, tous les planqués qui nous obstruent la bande de Contre avec leurs villages parce que ça souffle plus supportable dedans que sur les bords glacés, attendaient en priant depuis l’origine. La 34, tatouez-le. Ça tombe comme ça, pas très rond. Faudra vous habituer. Moi chuis qui ? Répétez ? Un Golgoth, ouais, le neuvième ouaaaiis, voilà… Ça rentre mieux quand on insiste…

— Maintenant, essayez de mémoire. Notez-moi le furvent d’hier, première vague ! Vous avez trente secondes !

 

) Ils ne m’écoutent guère. Ils se regardent, se poussent du coude comme des gosses heureux, se copient. Coriolis roule dans le sable. Ses mèches brunes, bouclées, cachent ses lèvres et les révèlent. Elle rit encore, magnifiquement. Elle essaie de se donner une contenance :

— Moi qui croyais que scribe était une charge austère !

— C’est austère si tu n’as pas un foldingue de troubadour avec toi !

Prends une échelle de temps, Carac ! Tu laisses des blancs n’importe où !

— Me trouble pas, je calcule ! Et les chrones, comment tu les représentes ?

— Je ne les représente pas.

— Ce sont des formes du vent !

— Non.

— Si !

— Rien ne le prouve !

— Ils sortent des vortex, c’est évident Sov ! Tout le monde sait ça !

— Toi peut-être, pas moi ! Les chrones sont concomitants à l’apparition des vortex, je te l’accorde, mais scientifiquement, rien ne prouve qu’ils en proviennent.

— Je peux pas transposer un furvent sans dessiner les chrones !

Il rigole encore, couvre sa feuille de taches d’encre qu’il étale et en macule le visage de Coriolis qui se fâche.

Pour la forme.

— Applique-toi un peu, Carac, bordel ! Si tu veux devenir scribe en second ! Et toi, Coriolis, scribe en tierce. C’est très sérieux. Si je meurs, Caracole deviendra responsable du carnet de contre à ma place, vous mesurez ?

— Tu ne mourras pas !

— Pourquoi ?

— Parce que tu es le héros du carnet !

 

 Sov tintinnabule sur ses pieds à la manière d’un piquet qu’on bouscule. Le pauvre ! Il est touchant, tellement gentil. Toujours à l’écoute, à tout nous passer. À nous défendre quand Golgoth gueule, à aider Sveziest, à encourager tout le monde. Hier, avec Pietro, ils ont été extraordinaires. J’ai un grand respect pour eux. Il n’est pas très beau, Sov, trop sec et maigre, mais il a quelque chose d’émouvant, de sincère en lui. L’intelligence aussi, mais qui fait plutôt peur.

— Le héros, c’est la Horde, apprenti ! Le carnet de contre raconte notre histoire.

— Il raconte l’histoire de celui qui l’écrit – au futur. Ton devenir. C’est son seul intérêt, scribouillard !

— Je croyais que le héros, c’était Caracole…

— C’est le vent, princesse, c’est pour ça qu’il nous faut apprendre à écrire. Uniquement pour lui.

— Mais à quoi ça sert ? Chaque vent a ses propres turluttes, c’est impossible à codifier ! On peut noircir des pages rien que sur une journée, avec des points, des virgules, des apostrophes à qui mieux mieux, et après ? On vivra plus heureux ?

— Là, tu vas l’énerver, le gratte-peau !

 

) Elle ne m’énerve pas, mais que lui répondre ? Qu’il a fallu huit siècles et trente-trois Hordes pour que, scribe après scribe et grâce (surtout !) aux érudits abrités, l’espèce humaine commence à comprendre que le vent a une structure profonde ? Qu’il n’était pas un pur chaos mouvant, un brouhaha sifflé au hasard, un non-sens ? Qu’il existait une aérorythmique, extrêmement complexe, peut-être infinie, qui s’articulait autour de neuf formes, dont seulement six avaient finalement, après des myriades de débats, été validées comme architecturales et distinctes ? Et qu’on cherchait les trois autres, dont beaucoup pensaient que la Horde seule pourrait les rencontrer ? Lui expliquer qu’autour de ces formes canoniques, elles-mêmes subdivisées en thèmes majeurs et mineurs, se déployaient des centaines d’ornementations soufflées, de variations subtiles, de cadences et de coupes, allures et tempos, les déclinant ad libitum ? Qu’il ne se passait pas une nuit, quelque part sur cette Terre, sans qu’un chercheur ne mette à jour de nouveaux motifs, ne questionne des liens salves-turbules bien établis ou ne découvre des cadencements systolaires de rafales sur dix-sept, vingt-neuf, quarante et un temps qui avaient jusqu’ici échappé à tout le monde ? Que le vent, en un mot, était, en terme de potentialités, aussi riche que la littérature ou la musique, à cette différence qu’on n’en connaissait pas à ce jour le compositeur – ce génie brut et diaphane, qui inventait ses symphonies à la frontière de l’assimilable et nous laissait chancelants, sous le déluge de sa dictée, avec nos vingt et un pauvres signes standard, le blanc pour toute mesure du temps et nos cerveaux à la remorque, dans un traîneau d’os, aptes au mieux à quelques liens douteux, quelque algèbre local des rapports et une intuition végétale d’une poignée de structures relationnelles que nous dérivions, pour les meilleurs d’entre nous, de la mathématique ou de la théorie des arbres ?

— Quel âge as-tu, Coriolis ?

— Vingt-cinq ans.

— Tu fais moins.

— Physiquement ?

— Physiquement, tu feras trente ans dans six mois. Le vent aime les femmes. Il les aide à mûrir. À part orpailler, tu sais quoi ?

— Là, il t’en veut !

— Je sais quoi, quoi ?

— Qu’est-ce qu’on t’a appris dans ton village, sur le vent par exemple ?

— Plein de trucs… Comment mettre les filets les uns derrière les autres, pour bien filtrer. Comment reconnaître un vent fécond… Euh, des choses comme ça.

— Tu savais qu’il y avait neuf formes du vent ?

— Oui, quand même…

— Tu sais où nous allons ?

— Oui, en Extrême-Amont.

— Est-ce que tu sais pourquoi ?

— Pour trouver l’origine du vent.

Caracole s’esclaffe brièvement puis écoute à nouveau. Ses yeux vivants ne lâchent pas Coriolis, qui se recroqueville imperceptiblement. La zéfirine me caresse le visage, l’herbe sous mes pieds est fraîche, joyeuse. Je ne sais pourquoi je suis maintenant si cassant et si grave.

— Qu’est-ce qui est le plus important de ton point de vue : trouver l’origine du vent ou connaître les neuf formes ?

— Je sais pas.

— Pour toi, réponds pour toi.

— Trouver l’origine. Si on la trouve, tous nos vœux seront exaucés. On sera au paradis, avec plein de fruits partout sur les arbres, des animaux tout ronds et doux, et puis on pourra libérer le monde, arrêter le vent peut-être, le mettre dans des sacs et des outres, l’apprivoiser !

Coriolis le fait exprès. En même temps, au fond d’elle, elle y croit. Moi aussi, un peu. Certains soirs plus du tout.

— C’est Caracole qui t’a raconté ces niaiseries ?

— Je ne lui ai rien dit de tel, Monseigneur ! Cette ribaude ricane et échafaude ! Nulle faribole, cher maître, ne peut jaillir de… Caracole !

— Moi, je voudrais connaître la neuvième forme du vent, l’ultime. Et mourir après, en sachant. L’origine, c’est comme pour les sources des fleuves : quand tu la découvres, tu es toujours déçu ! Le vent vient de la terre, il en sort comme la lave des volcans. Une fois que nous aurons bouché l’ouverture, si tant est que ce soit possible, quel monde aurons-nous ? Un monde sans vent ? Le calme mortel, étouffant.

— On laissera un peu de zéfirine passer ! Les abrités seront heureux, ils cultiveront sans muret ni cuvette, à champ libre, à plat ! Les maisons pourront prendre toutes les formes qu’elles voudront, avec des fenêtres de tous les côtés et plus de forteresse, pffuiit !

— Tu es vraiment une gamine…

Elle était redevenue belle, ingénue. Elle faisait l’enfant bien sûr, mais ça lui allait bien. L’innocence. Je me rendais compte que je n’avais pas envie qu’elle parte, je veux dire, de la horde. Quelque chose en elle nous était vital, sans que je sache quoi, mais vital oui, je le sentais. Un liant, une fraîcheur, de l’amour, quelque chose qui s’ajoutait à la peu comparable douceur d’Aoi, à la chaleur de Callirhoé, au soutien d’Alme, à l’élégance d’Oroshi. Une puissance féminine qui lui échappait à chaque geste, de tous ses mots lâchés, qui n’était pas seulement ce désir, qu’elle levait, plus que ça, alors de l’amour, oui, non ? Sa fougue ?

 

Ω Y a eu un connard pour venir m’alpaguer au milieu de la plaine. « Sivou plaie, qui disait, sivou plaie ! » Voulait de l’aide. L’avait douze ans, dix, moins ou plus, la gueule lisse des abricots nourris, typique, imbouffable. « Mon père sous la poutre, j’arrive pas à soulever, besoin vous », qu’il ânonnait, en me tirant par la manche. J’ai pas cherché à discuter le bout de gras. J’ai enlevé le plastron, puis le maillot dessous et je lui ai collé le nez sur mon épaule, dans le gorce tatoué, avec le mot « Golgoth » marqué dessous et le chiffre 9. Il était impressionné. Pas par le blason : par mes plaies. Les quartiers de bidoche, le cou qui purule, dégueulasse. Il a refait son numéro. Il chialait maintenant. Une gamine, une petite fiotte d’abricot. À mettre le cul au vent pour pas salir son veston. Je lui ai fauché la jambe d’appui. « Dégage glaviot ! Gicle ! » Il m’en a rechougné de son père, « question de minutes », « qu’il est encore vivant ». J’aurais aimé y aller, finalement. Vrai. Juré. Juste pour le regarder crever, lentement. Comme j’aimerais voir mon père. Crever.

— Je vous propose de finir par une lecture, avant de repartir. Je vais vous faire lire quelques transpositions et pour chacune vous me direz de quelle forme de vent il s’agit.

 

) Du sac, je sors le carnet de contre et le pose sur mes genoux. Je plisse les feuilles fines jusqu’à la page d’hier et j’ouvre. Je sens la peau de Coriolis contre mon épaule nue.

 

 

— C’est le furvent !

— Oui, avec tous ces points d’exclamation, difficile de le rater… Retenez au passage comment on note la vague : « ! - ! », suivi de la contrevague « ? » et des vortex « O ». Bon, plus subtil maintenant :

 

 

— Fastoche pour moi ! Mais je laisse chercher la muse…

— Coriolis, nous t’écoutons… Qu’est-ce que tu lis, globalement ?

— Euh… C’est assez doux, régulier. Ça doit pas être un vent très puissant…

— À quoi tu le vois ?

— Il n’y a pas d’accents circonflexes, donc pas de poussière charriée ; pas de traîne en fin de rafale non plus…

— Quoi d’autre de frappant ? Sur le rythme général ?

— Peu de turbulences. Ça marche par trois, avec apparemment une salve d’abord, un redoux, puis la rafale. Et ça se répète trois fois.

— Très bien analysé. Alors ?

— Je dirais un slamino.

— Braaaavviissssimmmmo !!

— Pas si crétine, la croc… Allez, un dernier. Un petit piège :

 

 

— Sale truc… Rafale avec traîne, deux fois… puis effet Lascini, tourbillon, effet Lascini… et averse ? Qu’est-ce que c’est ? Une fin de furvent ?

— Non. Concentrez-vous sur l’averse…

— Un choon ?

— Exact. Un choon en passage de col. C’était il y a deux semaines, vous vous souvenez ?

— Non. J’aime pas le choon, ça moisit les vêtements.

— Je crois que vous avez votre dose. On y va. Les autres doivent nous attendre quelque part en amont.

 

 Lorsque le ciel se délava, ils restaient toujours invisibles à l’horizon, aucun des trois. Ils ne pouvaient qu’être ensemble, je le devinais, Coriolis avec Caracole, Sov avec eux. (Ils t’ont mis sur la touche, hein Larco ?) Aussi bien, je préférais ne pas les voir ensemble, l’entendre rire à fleur de phrase dès que Caracole lançait un bobard ou esquissait ses tours et ses jeux (ses joutes de peu). Je ne lui en voulais pas franchement au troubadour, ni à elle de minauder et de le frôler des seins sitôt qu’il apparaissait. Ce type-là, avec son maillot d’arlequin, son visage jamais fixe, jamais vide, était la vie même. Comment ne pas être raide dingue de la vie ? Comme tout le monde, je l’admirais à en crever. Son agilité, mais plus encore, puisque j’avais moi-même été conteur et amuseur, écouté avant qu’il n’arrive dans la horde (il y a cinq ans maintenant) et m’efface si vite, sa faculté à ne jamais ressasser la même sauce. À inventer sans cesse. Caracole (je peux l’avouer) était pour moi un modèle, ce muage à forme humaine que j’aurais tellement voulu être, juste un peu. Pas fier, je grappillais ses boutades, les miettes de son pain spontané. Chaque jour, je prenais ma leçon et je prenais ma trempe. Toujours, si je lui demandais, il me montrait, m’expliquait à la volée, décomposait la trame d’un conte, me révélait sans chichis ses montages, sa cuisine mineure ou princière, ses trucs quoi. Ça m’aidait beaucoup (et ça ne m’aidait pas).

J’aperçus enfin une silhouette, petiote et filiforme, qui galopait vers moi. C’était Arval qui posait de proche en proche des pharéoles à sirène. (Elles ululaient mollement dans ce crépuscule longuet.) J’aurais aimé être éclaireur (parfois), partir en solo, chercher la trace, dénicher le site pour le camp du soir, comme il le faisait. J’étais devenu pêcheur à la cage un peu par hasard (pour rendre service) afin de me faire accepter surtout. Arval était un bout de gars adorable, d’une humeur impossiblement joyeuse. Il avait dû baliser la trace pour le trio, avec des cerfs-volants arrimés, des feux fumants, des cairns et des portiques bricolés, ce qu’il avait pu. À son poste, tellement exposé à la bourde et au plantage, il écopait si rarement les gueulantes de Golgoth que Pietro disait de lui qu’il était le meilleur éclaireur de l’histoire des Hordes. Un môme sauvage, Arval, qui avait poussé dans le veld, en amont d’Aberlaas, avant d’être repéré par un hordonnateur lors d’une battue au gorce. Du pif, un sens inné de l’orientation, l’instinct des contrevents, la vitesse et l’endurance, il avait tout. Plus sa lecture unique des paysages, qu’il retenait en y associant (c’était barjo) des histoires de bagarres entre fauves et chrones, méduses et rapaces, toute une légende qu’il se racontait en courant et qui facilitait d’autant, pour nous, la mémorisation du trajet.

— Les pharéoles manquent de force, avec ce vent…

— Elles miaulent mal, Coco Cage, trop vieilles !

— Va manger un bout, je les attends…

— J’ai pas balisé là-bas, j’y vais. On sait jamais, si sont désaxés !

— Repose-toi, la Lueur. Passe-moi tes écoufles, j’irai…

— Laisse voler, j’ai besoin de courir sinon je perds faim !

 

π Depuis dix ans, Golgoth a renoncé à organiser le quotidien. Il discute avec Oroshi de la trace du lendemain, va voir Talweg pour le relief, Steppe pour la végétation. Il ne décroche jamais. En l’absence de Sov, j’ai choisi seul l’emplacement du camp. Une sorte de petit cirque, auquel on n’a pu accéder que par un défilé. Quelques arbres y ont bien survécu, une nappe de sable orange couvre le sol. Au fond, trois cônes de roche poncée surplombent le calme. J’aimerais me laver. Faire partir ma crasse. Interne. Oublier cet homme que j’aurais pu ramener… J’ai réparti les tâches : Aoi et Steppe au bois, Léarch à la broche. J’ai laissé à Callirhoé le soin de placer les éoliennes et de lancer les jets de position, d’où se déduit le point-feu. Talweg aménage quelques buttes de terre et quelques pierres, avec cet art qui lui est propre, pour l’entrave et l’écoulement des masses d’air à travers le camp. Silamphre taille des pales de bois et achève de nouveaux couverts. Les Dubka jouent au boo. Leurs jets immenses longent les parois du cirque. À qui fera le tour complet du site… Ils sont tellement légers… Quand je marche, j’ai l’impression d’écraser des corps sous le sable.

— Vous entendez le pharéole ?

— On a un peu traîné quand même. On ne doit plus être très loin. Sov ?

— Oui ?

— Avant qu’on arrive, je voudrais te poser une question. C’est à propos de Golgoth. On m’a raconté des choses que je voudrais… Enfin, j’aimerais avoir ta version.

— Sur la mort de son frère ?

— Non, sur ce qu’il a fait à Aberlaas. On m’a dit qu’à la fin de la formation des traceurs, quand il n’est resté que trois enfants… On m’a parlé d’une dernière épreuve pour les départager…

— La Strace ?

— Oui, qu’est-ce que c’est ? Explique-moi.

— L’épreuve est célèbre, même les abrités la connaissent. Il s’agit de rattraper une traceuse mécanique de quatre mètres de haut qui remonte un slamino à la vitesse de seize kilomètres par heure environ. L’engin, qui n’est en gros qu’une éolienne posée sur quatre roues, est orienté face au vent. Il est lesté de fonte, bref redoutablement stable en contre ! Le but est d’abord de rattraper la traceuse. Ensuite, si tu y parviens, tu dois la stopper.

— Par n’importe quel moyen ?

— Il n’y a pas de règles là-dessus, aucun interdit. Tu dois la stopper avant qu’elle ait parcouru cinq kilomètres, c’est tout. Les candidats partent avec un handicap de cinq cents mètres – ce qui est énorme. Chacun d’eux a son couloir, large de vingt mètres, une corde et sa traceuse en ligne de mire…

— On m’a dit que Golgoth a éliminé…

— Golgoth n’avait jamais été rapide et il le savait. Il était déjà à l’époque extrêmement trapu, avec les désavantages que tu imagines. Lorsqu’on alla chercher les trois enfants le matin de l’épreuve, un seul se présenta : c’était lui. Le deuxième a été retrouvé dans sa chambre, défiguré à coups de pierre, la cage thoracique méthodiquement défoncée. Le troisième, officiellement, s’est pendu. L’épreuve fut maintenue. L’ambiance, je peux te le dire, j’ai suivi la course dans l’aéroglisseur des scribes, était polaire. Un silence… ! Personne ne pensait Golgoth capable de remonter sa traceuse et personne n’espérait plus qu’il le fasse. À l’entraînement, il avait toujours échoué, huit fois sur huit ! Le signal fut donné. Golgoth partit plutôt lourdement. Il combla pourtant son décalage, au train, après trois kilomètres et demi de course. Dès qu’il fut à hauteur, il se jeta sur le véhicule. Il essaya, à coups de pied, de briser le mécanisme qui couple la rotation de l’éolienne aux roues, puis s’attaqua aux moyeux et aux essieux, avec des pierres. Rien n’y fit, la traceuse continuait. Il lui restait moins d’un kilomètre avant la ligne de disqualification. Il prit alors sa corde, l’attacha par un bout sur le poteau de l’éolienne, le plus haut qu’il put, par l’autre bout à sa taille. Et il sauta du véhicule…

— Complètement con !

— Ceux qui l’ont suivi en char à voile racontent qu’il est tombé à plat ventre et qu’il a été raclé comme ça sur trois cents mètres avant de parvenir à se retourner. Il hurlait à la mort. Quand il a pu toucher la terre avec ses talons, il s’est arc-bouté n’importe comment crispant, par à-coups, la corde de toutes ses forces de gamin, mais rien ne freinait la traceuse, elle filait à bloc, elle l’arrachait du sol, le remorquait comme une pièce de viande, la pure machine, inexorable ! Il allait être disqualifié, la formation serait annulée et reprise à zéro avec d’autres, sans lui, il le savait, il tirait et tirait, par saccades, impuissant, à quatre cents mètres de la ligne maintenant – quand subitement il eut une idée… Les hordonnateurs, je ne fais que répéter ce qu’on m’a dit, je ne l’ai pas vu personnellement, ça me paraît incroyable mais c’est comme ça, les hordonnateurs pleuraient. Ils le suppliaient de lâcher, le gosse était en sang, des pieds à la tête, mais il ne lâchait pas, des cris de souffrance, atroces, d’animal dépiauté, lui échappait, mais il avait eu une idée.

— Écoute bien Sov, Princesse. C’est un conte comme je ne pourrais jamais t’en inventer. Tellement c’est nu.

— Plutôt que de s’opposer à la traction surpuissante de la traceuse, Golgoth décida de profiter de la vitesse qu’elle lui procurait… Il se remit à courir – puis sprinta, petite boule de rien, pleine droite en utilisant l’effet de pendule… Les vélichars qui le suivaient firent un écart, sous la surprise. En pleine course, Golgoth passa la corde sur son épaule, fit deux tours morts au ventre et il fonça, d’un coup de rein désespéré, de tout son poids et de toute sa vitesse, dans la direction perpendiculaire à la ligne de progression du véhicule. Tu me suis ? Pas vers l’arrière, pour freiner : de côté ! Pour faire basculer la traceuse ! La corde claqua sous la violence de l’à-coup. Golgoth fut brisé net par le choc, comme coupé en deux. Il ne se relevait pas. À l’autre bout, l’éolienne avait décollé des deux roues de gauche du sol. Elle resta plusieurs secondes en équilibre, dans son dos, je m’en souviens encore, on était suspendu à elle, on gueulait tous maintenant, mais pour qu’elle tombe, c’était une clameur du fond des tripes, « Tombe ! », quelque chose d’incompréhensible pour qui n’a pas connu Aberlaas, tous les gamins beuglant, un chœur soudé, énorme : « Tooombe ! »…

— Et elle tomba !?

— Elle tomba. Trente-sept mètres mesurés avant la ligne de disqualification.

— Est-ce que… les autres candidats… est-ce qu’on a su si…

— Voilà comment Golgoth est devenu notre traceur. On peut penser ce qu’on veut de lui après ça. Que c’est un assassin, qu’il est fou, ce qu’on veut. Moi, je le respecte. Je n’ai pas été formé à Ker Derban, je n’ai pas été arraché à mes parents à l’âge de cinq ans, on ne m’a pas musclé les cuisses en les frappant à la barre de fer. Je n’ai pas vu mon frère mourir devant moi, tué par la rigueur inepte de mon père. Je ne sais pas qui je serais à sa place. Si même je serais là. Je ne lui demande pas qu’il me tape sur l’épaule quand je rame derrière lui. Je ne lui demanderai jamais rien. Qu’il soit vivant me suffit.

 

 Ils déboulèrent enfin, avec un air grave, ce qui me regonfla la voile. Le repas était bien avancé. Serval à la broche, fruits et graines, un peu de pain chaud que Callirhoé avait fait cuire. Et surtout du vin en bouteille, en carafe, en fiasque, un paquet de litres qu’on avait chapardé dans les hameaux, du vin lourd, un régal. Une belle soirée, claire et étoilée, qui ne pouvait finir sans un conte du troubadour. Il se fit prier (point trop, comme d’hab) puis alla chercher dans les traîneaux deux instruments. Il traça au sol une surface, remua des bûches, disposa deux feux latéraux pour un meilleur éclairage et s’assit. Nous nous tenions, comme toujours en fer à cheval autour du feu central, face à lui. Discrète, Coriolis écarta Steppe pour se placer à ma gauche ; puis elle se glissa entre mes cuisses, son dos contre ma poitrine, ses mains refermées sur les miennes, sans rien dire, juste lovée. (Les boucles de ses cheveux sentaient le feu de bois.) Alors je me mis à flotter au-dessus du cirque, empli d’elle, à faire des figures connes de gonfalon, à rire tout dedans, heureux à pas croire.

— Tout ce qui est de ce monde n’est fait que de vent… Le solide est un liquide lent… Eh oui ! Le liquide est fait d’air dense, ralenti, rendu plus épais… Le sang se fabrique avec du feu coagulé – et le feu avec un fœhn enroulé sur lui-même, mis en trombe, enspiralé parmi les bûches… Notre univers, croyez-moi, n’existe qu’à force de lenteur, par la bonne grâce du lentevent… Mais pour que vous me puissiez comprendre, il va falloir que je revienne à l’aube du temps…

 

) Caracole saisit son bâton de vent et le fit tourner, telle une hélice, au-dessus de sa tête. Le bois se mit à siffler dangereusement. En deux phrases, il fut dedans :

— Au commencement fut la vitesse – une nappe de foudre fine sans couleur ni matière – qui se dilatait par le ventre – fuyant de toute part dans un espace étalé à mesure – et qui s’appelait… le purvent ! Le purvent n’avait strictement aucune forme : il n’était que vitesse – vitesse et fuite, ne permettant à rien d’être ni de tenir. À force de s’étirer pourtant, cette flaque de foudre finit par se déchirer, ouvrant l’ère du vide et du plein, et celle des vents disjoints, qui ne s’est jamais refermée. Immanquablement, ces vents isolés se rencontrèrent, contrecarrant leurs puissances, les cumulant parfois, s’entredéviant et s’entrecalmant… Ainsi naquirent les premiers tourbillons, ainsi commença la lenteur. De ce chaos de matière alentie, brassée par l’hélice des vortex, émergea les volutes relatives du lentevent, ce cosmos des vitesses vivables, d’où nous provenons. Et du lentevent, multiple par sa genèse, des myriades de lentevents combinés et densifiés par couches, sont nées les formes, ces formes qui nous rassurent tant : notre bon sol, nos roches dures, le bon ovale de nos œufs de poule !

Caracole s’arrêta quelques instants, comme il le faisait toujours. Il jaugea d’un regard la horde bercée de mots, écouta la qualité du silence et jeta une poignée d’herbes au feu. Tout autour, nos visages s’éclaircirent un instant, puis le conte reprit :

— Mais cela ne nous suffit pas, bien sûr, d’avoir en nous le miracle de vivre ! Qu’il y ait pour protéger nos os un bon sac de peau qui respire, un cœur dedans qui bat sans éclater à chaque battement ! Nous nous plaignons de qui ? Eh bien que tout virevolte, que tout bouge encore trop entre les buttes qui nous abritent ! Et nous nous plaignions de qui ? Du vent, ben tiens, du lentevent pourtant poussif et affaibli qui balaie la plaine en y levant un peu de sable… Sans comprendre que ce même vent, à l’origine, était plus vif que la lumière ! Une pure foudre ! Insoutenable. Soyez indulgents envers les rafales. Elles sont vos père et mère. N’oubliez jamais que cette terre solide qui semble si sûre à vos pieds n’était pas là d’abord, et que le vent insolent qui agite vos sommeils n’est venu qu’après, en trublion. Souvenez-vous au contraire et apprenez à le sentir par instants, que le vent était premier ! Et que la terre – et avec elle toute chose qui aujourd’hui s’y considère native – est tissée de rafales ! Le mouvement crée la matière ! Le torrent fabrique sa berge. Il fait les rochers parmi lesquels il coule ! Le poisson, croyez-moi, n’est qu’un peu d’eau enturbannée…

Autour du feu, un sommeil alourdi de vin faisait des trous sombres dans le cylindre d’écoute. De l’amas de corps couchés émergeaient toutefois des troncs droits, l’iris étincelant, que dressait la fraîcheur. Presque en même temps que moi, Golgoth et Pietro s’étaient levés, pressentant de Caracole l’incompréhensible pause. Moins que tout autre, Golgoth ne supportait ce rythme cassé et il n’était pas rare qu’il quitte le conte au milieu pour aller se dégourdir. Mais ce soir, il n’était pas d’humeur à laisser Caracole raconter n’importe quoi, si bien qu’à chaque audace il pestait en secouant la tête, mais sans aller jusqu’à l’interrompre, étant sans doute aussi intrigué que nous tous de la suite qu’allait donner notre troubadour à sa cosmogonie de carnaval… Une colère rentrée, rehaussée d’eau-de-vie, semblait toutefois prédominer. Golgoth mit quelques coups de pied dans une motte de sable et, sans attendre que Caracole reprenne, il l’interpella :

— Tu brames que tout vient du vent. Mais d’où il vient ce vent ? Où il va ?

— Il ne vient de rien et nulle part ne va, il passe… Il enfle par le centre du cosmos, il souffle à travers les étoiles et embarque la Voie lactée !

— Y a quoi alors, en Extrême-Amont ? Une pute à poil qui fait tourner un ventilo ? Un gros tas de néant avec une pelle dedans et un panneau qui te dit « Creuse ! » ?

— Rien. Il n’y a rien. Il n’y a pas d’Extrême-Amont. Il n’y a pas d’origine du vent. La terre ne finit pas. Le vent n’a jamais commencé. Tout s’écoule, tout continue…

— T’es vraiment une tête de con ! hurla Golgoth dans un accès suprême d’agacement et il lui jeta de rage une poignée de sable dans la figure.

Mais Caracole se contenta de fermer les yeux en souriant. Et il continua son boniment, sous le silence amusé des crocs. La moitié d’entre nous étaient ivres de douceur et d’alcool, de sorte que le conteur né qu’était Caracole n’avait aucun mal à nous retenir près de lui :

— Vous voyez ce feu ? Ces éclats de roche qui le protègent ? Eh bien, ils sont traversés d’un même fluide, de la même eau invisible et mobile qui gonfle les navires tandis qu’elle use notre patience et nos rêves. La roche n’est que du feu recourbé, pris dans des croûtes d’ombre. Et le feu à son tour a l’étoffe du vent, dans le miracle de ses vitesses, de ce qu’il prend et s’associe, de ce qu’il meut et laisse au calme, parce qu’aucune vie – écoutez ce secret – aucune vie ne tient qui n’a pour elle la paix des formes et un sol assez constant. Steppe le sait : le buis même flambe secrètement. Les pierres – pour peu qu’on ait ce cran : les regarder – vibrent. Talweg ?

— Surtout sous le marteau !

— Elles tiennent court la bride de leurs vents pour qu’ils circulent, s’encerclent serrés et laissent intacte la forme fixe qu’elles se sont choisies. Quel combat en chaque pierre ! Quelle tension terrible pour ne pas fluer, devenir eau, prendre feu ! Qui vivra encore, dites-le moi ? Quel homme pourra respirer sur cette terre quand les pierres, n’importe où, par malice, sans règle ni tenue, prendront feu ? Çà et là, dans ce cirque, sous les arbres, sous nos pieds ! Ffffffeeeeee ! Ce jour arrivera pourtant. Peut-être demain. Du gorce, tenez, jusqu’aux palais en goutte d’eau, nous sommes tous si fiers de nos formes ! Tellement imbus de nos contours, de nos limites, de nos carrures ou de nos peaux ! Tout ça est fait de la même chair pourtant, même vie dedans, même vent ! Il n’est que les vitesses qui changent et une certaine densité des grains, quelque part dans l’arc-en-ciel des compacités. Mais plus que tout, bien sûr, compte la direction, le sens des forces qui s’affrontent au-dedans, vent-contre-vent, au corps à corps, alliés-déliés. C’est tout ! Hissez les drapeaux ! C’est beaucoup. Tout l’univers, dans sa diversité, s’y génère. Tout le Divers, dans sa triversité… Mais je m’égare, déjà je pars, et deviens follet-feu, amour du tour !

 

 Ça y est, il allait se dérouter… C’était là qu’il était le meilleur.

— Écoutez bien : la crainte est partout, de par chez vous. La peur règne et rôde : « Rester soi, rester soi » murmure-t-elle dans son abri de peau. Car l’oiseau fou, le Morphnus, passe dans les corps en sifflant « Métamorphose » ! Puis son chant, qui vient de la bleue terre, du violon-sable et du sirop des cuivres, se fait souple et sinueux… « Forme se déforme, se transforme l’orme, le fluide flue, le feu est froid, ciel devient miel, écoule-toi… » siffle l’oiseau. N’écoutez pas la peur, n’écoutez pas l’oiseau ! Car la peur fait contour, dessine et trace, sépare et signe, elle met la mort de l’autre côté de la ligne. Mais l’oiseau va trop vite, fait fuir par tous les trous, mêle l’or qui sort à de la boue, vous précipite de femme en fou, de loup en flamme, vous passe toute vie en en retirant l’âme…

 

) Caracole s’est levé pour jouer du cromorne. Il entame une mélodie agitée puis l’allège et l’harmonise, se rassoit, semble entrer en lui-même et pose tranquillement son instrument, en nous dévisageant gravement. Lorsqu’il reprend la parole, son ton est simple et direct :

— N’acceptez pas que l’on fixe, ni qui vous êtes, ni où rester. Ma couche est à l’air libre. Je choisis mon vin, mes lèvres sont ma vigne. Soyez complice du crime de vivre et fuyez ! Sans rien fuir, avec vos armes de jet et la main large, prête à s’unir, sobre à punir. Mêlez-vous à qui ne vous regarde, car lointaine est parfois la couleur qui fera votre blason.

Il marque une ultime pause, ses yeux rivés dans les nôtres, comme s’il y cherchait un écho impossible, une fraternité de résonance qu’aucun de nous ne peut lui offrir, là où il la rêve – ou l’attend. Il se lève, en faisant claquer rythmiquement ses syllabes, et il achève :

— Le cosmos est mon campement.

La Horde du Contrevent
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